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Montagnage, colline montage et alpinage

jeudi 25 avril 2013

L’excitation dans les cercles de l’alpinisme britannique est indescriptible, à la suite de la promotion du Thack Moor au rang de montagne. Il s’agit de la 254ème montagne anglaise. Une nouvelle mesure vient en effet de démontrer que le sommet dépasse les 2000 pieds, l’altitude requise pour bénéficier de l’appellation de montagne. 2000 pieds, soit 609.6 mètres. Les offices de tourisme locaux précisent que cette accession au rang de montagne va encourager le tourisme, et notamment la venue de valeureux trompe-la-mort bien décidés à ajouter un sommet à leur liste d’accomplissements périlleux (K2-Annapurna-Thack Moor).

Je m’étais promis de ne pas me moquer et de remettre tout cela en perspective. Encore raté.

Il y a quelques jours, un de mes collègues partant en randonnée dans le Lake District, au nord de l’Angleterre, me demandait mon avis – apparemment en haute estime auprès des amateurs de randonnée, sans doute à cause d’un amalgame avec ma connaissance extensive en matière de fromages montagnards – sur la pertinence d’acheter un piolet en plus de ses crampons à glace pour son voyage. Sachant que l’Angleterre culmine au Scafell Pike dans le Lake District à 987 mètres, je lui ai involontairement ri au nez. Pour moi cela participait de la tendance excessive qu’ont les Britanniques, et les Anglais en particulier, à soigner leur complexe d’inferiorité en ce qui concerne les altitudes de leurs reliefs en surévaluant les difficultés qui se présentent à eux. À ce sujet, voir comment nous avons vaincu le Snowdon gallois (et les doigts dans le nez encore).

À son retour mon collègue m’a précisé qu’il était resté bloqué à 800 m en l’absence d’un piolet et d’une corde. Typique délire de puissance, me dis-je. Bientôt il va me dire que sa cordée est tombée dans une crevasse à 400m dans la montée, en face du pub.

 J’ai un a priori difficile à vaincre selon lequel en dessous de 1500 mètres on ne parle pas d’alpinisme mais de promenade. Et pourtant, l’alpinisme moderne a bien été créé par les Britanniques (la fondation de l’Alpine Club à Londres en 1857 marque les débuts des clubs d’alpinisme) et ce sont des Britanniques qui ont le plus largement contribué à défricher les cimes des Alpes (Whymper ou Mummery par exemple) et des Pyrénées (citons Russell) au XIXe siècle. On pourrait être tenté de rapprocher ça des dingueries exploratoires de l’Empire, mais aujourd’hui encore les alpinistes britanniques brillent régulièrement en faisant des clowneries jamais faites auparavant à quelques milliers de mètres d’altitude.

Bon mais alors, comment leur vient cette fièvre des sommets s’ils ne grandissent plus à l’ombre des terrasses de Darjeeling sous le regard amusé (mais sévère) de leur père à moustaches, fonctionnaire dans un bureau d’enregistrement des Indes ? Et qu’est-ce qui les pousse à répertorier et à classifier la moindre éminence de leur territoire dans une farandole d’appellations cryptiques : Marilyns (montagnes et collines avec une hauteur de culminance de plus de 150m), Hewitts (collines de plus de 2000 pieds avec une hauteur de culminance de plus de 30m) et Nuttalls (idem avec une hauteur de culminance de 15m) – et je passe les moindres Wainwrights, Furths et autres Deweys ? Je rappelle qu’on parle ici de sommets qui ne dépassent pas 1000m en Angleterre, 1100m au Pays de Galles et 1350m en Écosse. Pour un continental, ça manque de dignité. Et au passage, oui, les Britanniques nous appellent des « continentaux » (ou des « Européens »). Alors hein, comment et pourquoi montent-ils partout ?

Je vois 3 axes à ce qui s’annonce comme une analyse sociologique qui fera date, je le sens :

  1. La recherche du défi personnel, qui relève quasiment du vice pour le gentleman britannique. La notion centrale ici, est celle d’achievement, d’accomplissement. Les Anglais parlent souvent de « tick something off a list« , cocher quelque chose sur une liste pour expliquer ce besoin de réaliser quelque chose : on ne va pas à la montagne pour profiter de la vue, on y va pour grimper ce sommet en particulier. Pourquoi pas, après tout. Oui mais une fois qu’on a grimpé tous les sommets disponibles, on fait quoi alors ? En l’absence de difficulté suffisante à la maison, on s’exporte pour voir ce qui se fait ailleurs. C’est-à-dire qu’on va aller voir si les Alpes, ce serait pas un peu plus motivant, malgré la présence de ces insupportables continentaux.
    Alternativement, on invente des règles arbitraires à respecter pour rendre artificiellement difficile ce qui a déjà été fait ; ensuite on exportera également ces règles – ce qui permet d’obtenir dejolly good challenges
    . Ainsi de la popularisation du Clean Climbing en Angleterre, sous-genre de l’escalade où on ne laisse pas de fixation sur les parois. Cette popularisation s’est faite non seulement sous l’impulsion des hippies amoureux de cailloux purs et jolis mais surtout sous celle des alpinistes classiques du Peak District qui trouvaient que les routes à leur disposition devenaient trop faciles s’ils utilisaient des pitons dejà en place. Tout ça pour la beauté du geste, donc. Une fois que la théorie est bien développée, on exporte ça un peu partout et on finit par grimper le Cerro Torre à la dent.
  2. Les conditions climatiques : on se moque mais quand on traverse une nappe de brouillard dans le Peak District à 300m d’altitude et qu’on se retrouve avec 10 degrés de moins de l’autre côté, on est tenté de croire à ces histoires de piolet à 800m. Une fois qu’on a monté des collines écossaises en t-shirt, on peut certainement tenter l’Everest si on a un bonnet et des pantoufles fourrées. Prenez les points 1 et 2 et on arrive à la notion d’ascension hivernale : le Ben Nevis est trop facile à grimper en été ? Qu’à cela ne tienne, on va maintenant le faire en hiver, ce qui demande effectivement un entraînement autrement plus sérieux. L’ascension hivernale du Ben Nevis (1344 m) par certaines routes est considérée être à peine moins difficile que la face nord de l’Eiger.
  3. La tradition : si des types avec des rouflaquettes grosses comme ça sur des vieilles photos en noir et blanc fument la pipe à 6000m dans la cordillère des Andes, on ferait aussi bien de les imiter, après tout on est membres du même club. Pas d’explication rationnelle à ça mais la Reine sera sans doute contente.

Tous ces éléments s’enchevêtrent dans un tournoiement de causes et d’effets réciproques. Le résultat est pour le moins étrange, avec une culture de la montagne largement partagée (avec au choix le mountaineering, le hill walking et l’alpinism) malgré l’absence de véritable chaîne de montagne (correspondant à la définition scientifique : gros truc pointu avec de la neige au sommet), des bonshommes qui vont perdre leurs orteils sur des sommets népalais, mais également d’autres qui montent le Mam Tor (517 m dans le Peak District, 92 m de dénivelé depuis le parking) en suivant un chemin pavé sous un beau soleil estival et qui reviennent le lundi matin à la machine à café en prétendant avoir contemplé la Grande Faucheuse droit dans les yeux.